Comment exploiter sa sensibilité
Durant cinquante ans j'ai pratiqué la sculpture, la retraite venue j'ai désormais le temps de réfléchir au processus de création. La fréquentation des collègues et quelques années d'enseignement m'ont convaincu que chacun d'entre nous développe une manière particulière d'exploiter sa sensibilité. En essayant de décrire la mienne je souhaite inciter certains à prendre confiance en eux-mêmes et à leur tour de parler de leurs émotions.
← Cette sculpture a pour titre ballade d'hiver en Toscane. Différentes essences de bois entrent dans sa composition, teck, acacia, médong et noyer africain. Dimensions: h 47 cm, longueur 110 cm, largeur 20cm.
Les cyprès du sentier paisible disent à eux seuls toute l'atmosphère du paysage. Comme éclairé d'un flash, ce qui est dans le champ du regard devient tangible. Je vois ce que mes yeux effleuraient car dans une fraction de seconde, la pensée vagabonde rencontre l'image qui l'illustre.
Je pense que nous avons tous de ces moments illuminés. On les reconnait aisément au sentiment de plénitude joyeuse qui les accompagne. Avec un peu de pratique on parvient à stabiliser cette vision dans sa mémoire visuelle et affective. A cet effet j'ai ime habitude dont je parlerai un plus loin.
Mais nous ne sommes pas souvent en état d'alerte, le train-train de la vie domine et aveugle.
Cette sculpture a pour titre l'étrange légèreté de l'âme après la pluie. Aulne, médong, tilleul, tulipier et acier. Dimensions : h.28cm, longueur 95cm, largeur 73cm. →
Dans une flaque, quelques gouttes de pluie dessinent des ronds ensoleillés. Ce moment de grâce sera pour l'ami qui se bat, dès sa guérison. Pour être en éveil, ilfaut un remue-ménage intime comme peut en provoquer un état émotionnel marquant, joyeux ou dramatique. En l'occurrence il était inquiétant, cet ami proche luttait contre le cancer. Je voulais lui communiquer ma certitude de sa guérison.
Heureusement qu'il n'est pas nécessaire d'être dans une situation douloureuse pour être attentif à l'instant qui passe, l'amour par exemple y pourvoit très bien, mille autres choses encore pourvu qu'elles soient intenses. Il s'agit alors d'en faire un événement artistiquement exploitable, certains font des croquis, prennent des photos ou encore se fient à leur mémoire. Comme je crains un souvenir qui serait ou trop rigide (photo par ex.) ou trop évanescent je pratique depuis longtemps une mnémotechnie dont la base est d'ordre poétique.
Quelques mots, parfois une phrase synthétise cette perception fulgurante. Souvent elle restera en l'état sous.forme de titre de l'objetfini. A équivalence avec le souvenir de l'image initiale elle devient une sorte de gabarit auquel la transposition matérielle sera constamment confrontée. Ilfaut que l'objet tout au long de son élaboration soit conforme à l'image du souvenir visuel et à l'état d'esprit qui l'a provoqué. La souplesse du procédé permet les inévitables adaptations qu'engendre la transposition mais la quintessence de l'émotion demeure grâce à la mise en mots.
← Cette sculpture a pour titre printemps au désert. Olivier, sycomore, genévrier, noyer, buis, poirier, médong, châtaignier et noyer africain. Dimensions : h 15cm, longueur 46cm, largeur 46cm.
Sur le trottoir aride, parmi les pavés, la vie explosait, modeste certes mais oh combien réjouissante et colorée. C'est là que le bois offre à mes yeux d'infinies possibilités tant par la diversité des essences que par toutes ses techniques de mises en œuvre. Mais c'est là aussi qu'il ne faut pas perdre le fil de son émotion de départ et sa volonté de dire une chose particulière en s'égarant dans la facilité de fabrication et le chatoiement des couleurs.
Pour ma part enfin, toute construction mentale exige un propos rigoureux, au risque en son absence qu'il ne demeure qu'une œuvre floue et brouillonne. Une dernière sculpture illustrera cette idée.
Une dernière sculpture illustrera cette idée. Son titre est se retrouve sous l'arbre. Aulne, poirier, aubépine, niangon, buis, houx, platane, merisier et robinier. Dimensions : h 66cm, longueur 56cm, largeur 66cm. →
Il s'agissait de rendre l'atmosphère d'une soirée d'été avec le brouhaha des conversations sur fond de bourdonnements d'insectes. Le photographe l'a si bien ressenti qu'il a rajouté un éclairage ad hoc, un peu trop appuyé peut-être mais incontestablement efficace. Pour le reste, les techniques ordinaires de menuiserie que l'on pourrait considérler comme raides et contraignantes, plus celles du tour à bois ont été non seulement tout à fait appropriées pour faire entendre la musique de ce lieu à ce moment précis mais favorables à l'expression d'un rituel solennel.
En guise de conclusion provisoire, je citerai René Char : "Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver. L'usure du temps se chargera d'amener ces objets à la ruine vénérable.
2011 Guy-Maternus Schneider (Saint Laurent)